Crispin et Scapin par Honoré Daumier. extrait de https://fr.wikipedia.org/wiki/Rumeur
"Encore une formation ? Tu ne crois pas que nous avons déjà assez à faire avec nos classes ?" Cette remarque, souvent entendue dans les salles des professeurs, illustre les tensions qui peuvent surgir lorsqu'un enseignant s'engage dans une démarche de développement professionnel. Pilar, professeure d’espagnol depuis quinze ans dans un collège français, l'a récemment vécue lorsqu'elle a annoncé à ses collègues son intention de participer à un programme de formation continue sur l'évaluation formative. Pourtant, le développement professionnel représente un levier essentiel pour améliorer les apprentissages des élèves, à condition qu'il soit ancré dans le contexte spécifique de chaque enseignant et construit avec ses pairs.
Le développement professionnel : un processus personnalisé et contextualisé
L'importance de l'adaptation au contexte local
En Finlande, Anna K., enseignante à Helsinki, témoigne : "Au début, mes collègues voyaient d'un mauvais œil mes demandes régulières d'observer leurs cours. Ils pensaient que je cherchais à les juger. Il m'a fallu du temps pour leur expliquer que ces observations nourrissaient ma propre réflexion sur mes pratiques." Le système finlandais encourage cette démarche en accordant aux enseignants cinq heures hebdomadaires dédiées au développement professionnel. John Hattie souligne à ce propos : "L'efficacité du développement professionnel repose sur sa capacité à s'adapter aux besoins spécifiques des enseignants dans leur contexte particulier. Un programme standardisé ne peut pas répondre aux défis uniques que rencontre chaque enseignant dans sa classe."
Dans une école de Tallinn (Estonie), les enseignants ont créé des "cercles d'apprentissage" de quatre à cinq personnes qui se réunissent deux heures par semaine. "Au début, certains collègues pensaient que c'était du temps perdu," raconte Mart T., professeur d'histoire. "Mais quand ils ont vu comment ces échanges m'aidaient à gérer une classe particulièrement difficile, leur perception a changé. Aujourd'hui, ces cercles sont devenus un élément central de notre culture d'établissement."
La personnalisation des parcours de formation
Au Japon, la pratique du "lesson study" illustre parfaitement comment le développement professionnel peut s'adapter au rythme de chacun tout en créant une dynamique collective. Keiko M., enseignante à Tokyo, décrit son expérience : "La première fois que j'ai proposé à mes collègues de planifier ensemble une leçon sur les fractions, j'ai senti leur réticence. Ils craignaient que cela révèle leurs faiblesses. Mais progressivement, en commençant par des objectifs modestes et en construisant un climat de confiance, nous avons développé une véritable communauté d'apprentissage."
François Muller, insiste sur l'importance de cette progressivité : "Le développement professionnel efficace ressemble plus à une randonnée en montagne qu'à un sprint. Chaque enseignant doit pouvoir choisir son itinéraire et son rythme, tout en bénéficiant du soutien de ses compagnons de route."
L'articulation entre besoins individuels et collectifs
En Nouvelle-Zélande, Sarah W., enseignante d'anglais à Wellington, raconte comment le système de mentorat a transformé sa pratique : "Quand j'ai commencé à travailler avec ma mentor, certains collègues ont suggéré que j'avais des problèmes dans ma classe. Il m'a fallu du courage pour expliquer que cette démarche visait à enrichir ma pratique, pas à corriger des déficiences. Aujourd'hui, trois ans plus tard, plusieurs de ces mêmes collègues m'ont demandé comment ils pouvaient eux aussi bénéficier d'un mentorat."
Le temps et les moyens : des obstacles surmontables
Des organisations innovantes pour libérer du temps
L'expérience de l'Ontario est particulièrement instructive. David C., enseignant à Toronto, témoigne : "Quand notre école a instauré les 'journées d'apprentissage professionnel', certains collègues ont protesté, arguant que cela réduisait le temps d'enseignement. Mais après un an, les résultats de nos élèves s'étaient significativement améliorés." Helen Timperley confirme cette observation : "Les études montrent que le temps 'perdu' en développement professionnel est largement compensé par l'amélioration de l'efficacité pédagogique."
En Écosse, l'école secondaire de Glasgow a mis en place un système innovant où les enseignants disposent d'une "période flexible" hebdomadaire. Emma M., professeure de sciences, explique : "Nous avons réorganisé nos emplois du temps pour créer des plages communes de travail collaboratif. Au début, certains collègues y voyaient une contrainte supplémentaire. Aujourd'hui, ces moments sont devenus précieux pour partager nos difficultés et construire ensemble des solutions."
La mobilisation des ressources existantes
L'expérience espagnole des "centros de profesores" montre comment optimiser les ressources disponibles. À Barcelone, Miguel R. raconte : "Quand j'ai proposé à mes collègues de participer à un groupe de travail au centro, ils ont d'abord évoqué le manque de temps. Mais en organisant des sessions courtes et régulières pendant la pause déjeuner, nous avons trouvé un rythme qui convenait à tous."
L'utilisation efficiente des outils numériques
En France, la plateforme M@gistère a permis de repenser les modalités du développement professionnel. Claire D., professeure des écoles à Lyon, témoigne : "Certains collègues voyaient la formation à distance comme une solution au rabais. Mais en combinant des modules en ligne avec des rencontres en présentiel, nous avons créé une dynamique qui respecte les contraintes de chacun."
Le travail collaboratif : un levier d'efficacité collective
L'apprentissage entre pairs comme moteur de progrès
Enseignants-chercheurs, un dispositif de développement professionnel, collège Louis Guilloux, Montfort sur Meu, académie de Rennes A partir de l’expérience de classes de 6ème sans note, plusieurs professeurs de différentes matières partagent leurs points de vue sur leurs expériences professionnelles et échangent sur leurs pratiques en classe ainsi que sur les contenus de leurs séances. Le but est de faire progresser tous les élèves et de créer un langage commun, des pratiques et des terminologies partagées.
A partir d’un « morceau de pratique concrète », le groupe enseignant, accompagné par un chercheur et auquel participe la principale-adjointe, étudie ce qui se passe dans la réalité de la classe et quels sont les effets en termes d’apprentissage ; une nouvelle proposition de pratique est alors reconstruite collectivement. Ce travail de réflexivité enseignante est facilité par la libération dans les emplois du temps de de deux heures communes aux enseignants impliqués. Par une approche collégiale, ce travail tend vers une redéfinition progressive d'une forme scolaire plus adaptée dans le sens de l’efficacité des apprentissages et de la réduction des écarts entre élèves[1].
Les recherches de John Hattie démontrent un effet particulièrement significatif du développement professionnel collaboratif sur les apprentissages des élèves. À Helsinki, les "teacher rooms" illustrent cette approche. Liisa R. explique : "Dans notre salle des professeurs, nous avons créé des espaces dédiés aux échanges pédagogiques. Au début, certains collègues restaient à l'écart, mais progressivement, en voyant les bénéfices concrets sur les apprentissages des élèves, ils se sont joints à nous."
La construction d'une culture professionnelle partagée
L'expérience japonaise montre comment le développement professionnel peut transformer la culture d'un établissement. Yuki T., enseignant à Osaka, raconte : "Le plus difficile a été de convaincre mes collègues que partager nos difficultés n'était pas un signe de faiblesse mais de professionnalisme. Aujourd'hui, nous considérons ces échanges comme une partie essentielle de notre métier."
Helen Timperley souligne : "La transformation des pratiques individuelles n'est durable que lorsqu'elle s'inscrit dans une culture collective d'amélioration continue."
L'impact sur les apprentissages des élèves
En Ontario, une étude longitudinale sur cinq ans a démontré une corrélation directe entre l'engagement des enseignants dans des communautés d'apprentissage professionnel et l'amélioration des résultats des élèves. Thomas B., enseignant à Ottawa, témoigne : "Quand nous avons commencé à analyser ensemble les productions de nos élèves, certains collègues craignaient d'être jugés. Mais cette pratique nous a permis d'identifier collectivement des stratégies efficaces et d'améliorer significativement les apprentissages."
Conclusion
Le développement professionnel, souvent perçu initialement avec méfiance par les collègues, peut devenir un puissant levier de transformation lorsqu'il est ancré dans le quotidien de la classe et construit collectivement. Comme le résume François Muller : "Le véritable enjeu n'est pas de convaincre ses collègues mais de démontrer, par les résultats obtenus avec les élèves, la pertinence de cette démarche." Les expériences internationales[2] montrent qu'il est possible de surmonter les réticences initiales pour construire une véritable culture du développement professionnel, au service de la réussite des élèves.
La transformation des pratiques professionnelles est un processus qui demande du temps, de la patience et du courage. Mais comme le montrent les nombreux témoignages recueillis à travers le monde, les bénéfices pour les élèves justifient largement cet investissement. Le développement professionnel n'est pas une option : c'est une nécessité pour faire face aux défis éducatifs du XXIe siècle.
[1] Pour aller plus loin : www.collegelouisguilloux.fr
[2] Références et sources : Recherches fondamentales : Hattie, J. (2009). Visible Learning: A synthesis of over 800 meta-analyses relating to achievement. Routledge. - Timperley, H. (2011). Realizing the Power of Professional Learning. Open University Press. - Muller, F. (2017). Des enseignants qui apprennent, ce sont des élèves qui réussissent. ESF - Études par pays : Finlande : - Sahlberg, P. (2015). Finnish Lessons 2.0: What Can the World Learn from Educational Change in Finland? Teachers College Press. – Japon : Stigler, J. W., & Hiebert, J. (2009). The Teaching Gap: Best Ideas from the World's Teachers for Improving Education in the Classroom. Free Press. – Estonie : OCDE. (2020). Education Policy Outlook: Estonia. – Ontario :-Campbell, C., Osmond-Johnson, P., Faubert, B., Zeichner, K., & Hobbs-Johnson, A. (2016). The State of Educators' Professional Learning in Canada. Learning Forward. - Nouvelle-Zélande : Education Council of New Zealand. (2018). The Effective Mentoring Programme. - Études comparatives internationales : OCDE. (2019). TALIS 2018 Results (Volume I): Teachers and School Leaders as Lifelong Learners. OECD Publishing. - Darling-Hammond, L., Burns, D., Campbell, C., Goodwin, A. L., Hammerness, K., Low, E. L., ... & Zeichner, K. (2017). Empowered Educators: How High-Performing Systems Shape Teaching Quality Around the World. John Wiley & Sons. - Les témoignages d'enseignants cités dans l'article proviennent d'entretiens réalisés dans le cadre de différentes études qualitatives : Finlande : Projet "Teachers as Learners" (2018-2020) : Japon : Programme d'échange international sur les pratiques pédagogiques (2019) : l'Ontario : Étude longitudinale sur l'impact des communautés d'apprentissage (2015-2020) : l'Estonie : Rapport national sur l'innovation pédagogique (2021) - Ressources en ligne Plateforme M@gistère (France) : [https://magistere.education.fr] - Centre de ressources pédagogiques de l'Ontario : [https://www.ontario.ca/education] - Portail du développement professionnel finlandais : [https://www.oph.fi/en/education-development] - Ressources du "lesson study" japonais : [https://www.mext.go.jp/en/]
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