La Fontaine[1] nous a conté que le rat de ville[2] invita fièrement un rat des champs à festoyer, tant son environnement citadin lui offrait bombance de « reliefs d’ortolans » et de « rôts » pour leur commun régal[3]. Mais celui-ci fut troublé et s’interrompit en raison des promiscuités intempestives de cet environnement trop riche en humains hargneux. Le rat « rustique » s’en fut, prêt à rendre son invitation mais aux champs, tant il faisait « fi du plaisir, que la crainte peut corrompre » en ces lieux urbains.
Urbains ou rustiques ? Une telle distinction peut inviter, appliquée à des élèves, à les disjoindre en deux catégories : l’une d’élèves bénéficiant des ressources que leur assure un environnement familial et social, richement doté avec des exigences et des risques de perturbations, l’autre, de jeunes moins directement favorisés mais plus folâtres et délurés.
Je suis tenté d’aller plus avant, ou plus loin, en réfléchissant aux effets que provoque, sur des jeunes ou moins jeunes êtres, tout environnement ou toute autorité qui les conditionnent. Et j’en distinguerai trois : « l’effet Rosenthal », « l’effet Pygmalion », et « l’effet Milgram ». Mais j’ajouterai néanmoins, en toute hypothèse, « l’effet Placebo ».
L’effet Rosenthal
« L’effet Rosenthal[4] » porte le nom de ce professeur de Harvard qui s’intéressa aux rats. Il en présenta deux lots, les qualifia-t-il « de ville » ou « des champs », à des expérimentateurs, leur assurant, foi d’honnête scientifique, qu’ils étaient de performances foncièrement différentes : ce qui, en réalité, n’était pas vrai. Or, ce qui se passa est troublant : à l’issue des soigneuses expérimentations sur leurs performances, les rats prétendus doués se révélèrent doués ; et les rats prétendus sots apparurent objectivement ( ?) ou légitimement ( ?) sots.
Enhardis par un tel résultat expérimental dû à leur ruse (était-ce moral ?), Rosenthal et son équipe entreprirent d’étendre à des enseignants et à des élèves la même sorte ou le même piège d’expérimentation. On assura donc discrètement, à des enseignants, que certains élèves qu’on leur présentait, testés en début d’année, avaient des quotients intellectuels particulièrement élevés, ce qui était rigoureusement inexact ! Et ils étaient choisis au hasard.
Sur de telles prémices, en fin d’année scolaire, on dut constater que les élèves au quotient intellectuel prétendument élevé, vus favorablement dès le départ par leurs enseignants, avaient magnifiquement réussi dans leurs études. Mais, bien plus, ils avaient effectivement atteint, aux tests d’intelligence, les quotients généreux qui leur avaient été arbitrairement attribués !
Ainsi, joue la « recommandation », ainsi marche l’influence ; ainsi apparaît ce que nous aimerions appeler « la taxe à la faveur ajoutée ». D’autres l’appellent « la côte d’amour ». On pourrait dire encore, rat pour rat, qu’il faudrait aussi regarder du côté de la leçon de « l’ours mal léché ». Bien accueilli, favorablement considéré, un être peut s’épanouir, peut-être se surpasser, ou surcompenser ses déficiences relatives ; et même pour des handicaps. Il y a bien la « résilience ».
La suite pour les élèves: l’effet Pygmalion
Mais il y a les autres. Les enseignants ne peuvent échapper à la réflexion sur l’effet de retard, sinon de régression, que leur attitude peut provoquer sur certains élèves. Il y a quelques dangers possible de figer certains dans leurs devenirs : en constatant, sans préalable indulgence, leurs difficultés initiales, en s’impatientant de les voir difficiles à réduire ; en se laissant entraîner à les croire indépassables, au lieu d’avoir la prudence de penser qu’elles peuvent n’être que momentanées.
Nous risquons, il est vrai, à chaque instant, de rétrécir un niveau d’aspiration qui pourrait s’élever ; nous risquons de bloquer une variable fondamentale de la progression d’un enfant, une « fusée » possible de son développement. Et nous reconnaissons qu’il n’est pas facile d’éviter, dans une appréciation, dans une évaluation, la lourdeur d’un jugement. Mais il vaut la peine de réfléchir sur la contradiction ; l’avenir des jeunes peut dépendre, autant ou plus que de leurs aptitudes potentielles, des perspectives imaginatives, fixées par leur environnement, professionnel et familial : il importe de les garder ouvertes.
Ne sait-on, a contrario, comme a fortiori, que les mères qui croient au destin de leur enfant les arment prodigieusement pour la vie.
Ceci nous conduit cependant à nous interroger sur les précautions à prendre par rapport à l’effet Rosenthal. Gare aux dérangements des rats urbains ; il y a d’autres effets probables. Car, si l’intervention exercée par un éducateur ou enseignant s’enferme sans précaution dans un projet de compréhension, à tendance inconsciemment narcissique, il faut s’aviser de « l’effet Pygmalion » qu’il peut alors produire.
Ovide, dans les « Métamorphoses » qu’il nous confia, nous a décrit ce Pygmalion[5] qui « réussit à sculpter dans l’ivoire blanc comme la neige un corps de femme d’une telle beauté que la nature n’en peut créer de semblable et il devint amoureux de son œuvre » ; tant et si bien qu’il l’appela à la vie.Vénus aidant, une fille en naquit : « Paphos, dont l’île a retenu le nom ». Identification et insularité se conjugueraient donc.
Mais au fait, nos activités et nos responsabilités d’éducateurs ou d’enseignants nous mettent-elles assez en garde contre une tendance à vouloir modeler affectivement les jeunes selon une image qui nous séduit et qui peut être notre « moi » idéal et notre « surmoi ». Le « bon élève », le « bon enfant », ne sont-il ceux qui paraissent nous ressembler conformément à la « belle image » que nous consentons à nous faire de nous-mêmes ?! Ou bien, peuvent-ils être engagés à devenir ce que nous aurions voulu être ? Est-il possible d’accepter que ceux que nous formons puissent être originalement autres, ou encore que nés « rats de ville » , ils puissent préférer être « rats des champs », sinon l’inverse ?
En suite de ce chapelet de questions, il nous revient de méditer sur la problématique de l’influence exercée, à partir d’une position quelconque d’autorité ; et nous savons bien que tout rôle professionnel dispose, par délégation, avec une part définie de pouvoir, d’une bonne dose d’autorité. C’est bien le cas pour l’enseignant. Mais alors jusqu’à quel point peut-il prendre garde à « l’effet Milgram » que peut induire la mise en jeu de l’autorité ?
voir
L’effet Milgram
Eh bien ! suivons-là. Les expérimentations qu’a conduites Stanley Milgram se situaient dans le cadre d’une recherche sur « la soumission à l’autorité », titre de l’ouvrage qui en publia les résultats. Ceux-ci ont été mis en cinéma par le film très connu comme « I comme Icare ».
Il s’agissait, dans la suite des expérimentations, d’inviter des personnes volontaires, dites « moniteurs », de répondre à l’invitation d’un laboratoire de psychologie en vue d’être associées avec des « élèves » ou étudiants à une enquête, prétendue scientifique, sur la mémoire et l’apprentissage. L’expérimentateur leur explique qu’il s’agit d’étudier les effets de la punition sur le processus d’apprentissage.[6]
A cet effet, un "élève" (en réalité, c’est un comédien qui va jouer ce rôle) est sanglé, et donc immobilisé, sur une chaise et une électrode est fixée à son poignet par l’expérimentateur. Celui-ci place alors un « moniteur » devant une sorte d’impressionnant stimulateur de chocs électriques, portant trente manettes qui s’échelonnent de quinze à quatre cent cinquante volts. En fait, il n’y a pas de courant du tout mais chaque « moniteur » croit qu’il a avoir à distribuer des chocs électriques d’intensité croissante, de plus en plus dangereux, à chaque erreur de « l’élève », en « punition ». Celui-ci doit avoir à apprendre une liste de couples de mots ; toutes les erreurs qu’il commettra seront sanctionnées par des décharges électriques d’intensité croissante.
A chaque « erreur » jouée par l’élève (le comédien), le moniteur doit « punir » ; et s’il hésite, l’expérimentateur le presse imperturbablement de poursuivre le programme de la recherche.
« L’expérience a pour objet de découvrir jusqu’à quel point un individu peut pousser la docilité dans une situation concrète et mesurable où il reçoit l’ordre d’infliger un châtiment de plus en plus sévère à une victime qui proteste énergiquement », et qui mime une douleur de plus en plus atroce, de façon « poignante ».
Stanley Milgram peut conclure en raison des résultats « perturbants » obtenus en son laboratoire : « à une très grande majorité, les gens font ce qu’on leur dit de faire sans tenir compte de l’acte présent et sans être réfrénés par leur conscience dès lors que l’ordre leur parait émaner d’une autorité légitime.[7] » Sur quoi, peuvent se fonder les totalitarismes : il y avait bien eu un paradoxe dans le projet de Milgram : traiter un grave problème d’éthique et de conscience, en trahissant, par mensonge et comédie, la déontologie des chercheurs scientifiques en psychologie !
Mais le constat atteint nous alerte ! « Plus une autorité apparaît légitime, particulièrement sous le couvert scientifique, plus elle est culturellement de bonne réputation, plus elle peut devenir dangereuse : plus elle devient comminatoire, plus elle peut entraîner une adhésion sans personnalisation, sans critique ». Je dirai : sans ce réflexe d’être soi-même et de voir, de ne pas laisser ses propres valeurs entamées par des pressions d’influence et d’ordre hiérarchique. Il faut donc ne pas absolutiser l’autorité, mais bien la réguler éthiquement en conscience.
Nous avons donc un cas exemplaire, à cet égard, dans le règlement militaire, puisque De Gaulle s’en est souvenu. Le nouveau règlement des armées tient responsable un subalterne d’avoir exécuté un ordre attentatoire aux droits et à la morale, qui pourrait lui être donné. Plus simplement, autant que le responsable (celui qui a donné l’ordre), l’exécutant est tenu responsable et il est encouragé à désobéir à tout ordre immoral (et notamment de torturer…). C’est effectivement un phénomène nouveau dans la conception de nos mœurs militaires, mais ceci montre bien jusqu’où modéliser et comment nous protéger par rapport à ce que nous aimons appeler « le mythe identitaire ».
Cette tendance nous pousse à nous identifier, par castes, distinctes et séparées, sans relation éthique de respect pour les « autres », les « inférieurs », ceux qui nous sont « soumis ». Et on ne sait que trop qu’il peut y avoir des abus d’autorité, comme des abus de pouvoir : par oubli de l’étymologie du terme « autorité » qui vient du latin « augeo », j’augmente. L’autorité accroit les chances de confiance et de positivité envers soi comme envers les autres : l’autoritarisme les déprime. L’autorité, par destination, modère et se modère ; surtout si elle est d’ordre culturel. Avis aux enseignants et « caveant consules[8] ».
J’aimerai ajouter que l’autorité sait rehausser, par des suggestions, mais aussi, sans se forcer, sans intention, par un effet « placebo », qui peut nous rassurer !
L’effet placebo
On sait qu’en recherche médicale, on soumet deux groupes égaux de personnes volontaires à un traitement par une nouvelle molécule, par exemple. Mais un groupe seulement reçoit la nouvelle molécule, l’autre groupe un produit totalement neutre et sans effet. On constate cependant, au terme de l’expérimentation, que certains qui ont utilisé sans le savoir le produit neutre, en ont reçu des bienfaits, ont constaté des améliorations de leur état comme ceux qui ont réellement utilisé la nouvelle molécule ! Effet placebo[9], par confiance placée dans le produit mis en évidence et en prédiction de succès !
Ainsi, des indications qui peuvent être données à des élèves pour lesquelles un résultat positif est envisagé, peuvent aussi avoir l’effet attendu pour d’autres élèves pour lesquels il n’était pas envisagé. Un enseignant peut faire mieux et plus qu’il ne le croit : du moins s’il se soucie d’une variété d’indications, de « produits » vantés, de propositions multiples tirées d’une « ingénierie » généreuse, en recherche constante de « molécules » salutaires, stimulantes, si l’on veut bien « filer » cette métaphore pharmaco-dynamique.
Pour notre compte, au nom des rats de ville ou des champs, nous nous encourageons à espérer que des ci-devant propos sur les trois effets « mousquetaires », un quatrième notamment pourra jouer sur vous lecteurs son effet putatif. Ah ! Que quelque chose vous ait plu, indépendamment de mes propres intentions ! oui, placebo…. Jusque dans nos disputes adorées.
[1] Toutes les œuvres de La Fontaine en ligne sur deux sites d’égal intérêt, et complémentaires http://www.lafontaine.net et http://www.jdlf.com/
[2] Jean de La Fontaine, Livre I - Fable 9
[3] On connaît la chanson, harmonique à la fable : « Rat vit rôt ; rôt tenta rat ; rat mit patte à rôt ; rôt brûla rat. »
[4] Rosenthal et Jacobson, Pygmalion à l'école (1968).
[5]On retrouve le texte traduit par Corneille, Ovide, Les Métapmorphoses, livre X sur la page http://www.gelahn.asso.fr/docs03.html
[6] St. MILGRAM, Soumission à l’autorité, éd. Calmann-Lévy, Paris, 1974, p. 19
[7] Ibidem, p. 233
[8] « Que les consuls prennent garde » ; Formule par laquelle le sénat romain, dans les moments de crise sociale, investissait les consuls d'un pouvoir dictatorial. La formule était : Caveant consules ne quid detrimenti respublica capiat. « Que les consuls prennent garde que la république n'éprouve aucun dommage. »Les deux plus solennelles conjonctures où le caveant consules ait été prononcé, c'est sous le tribunat des Gracques, au commencement des discordes civiles, et sous le consulat de Cicéron, après la conjuration de Catalina. En vertu de la doucereuse formule du sénatus-consulte, Catalina et les Gracques furent mis purement et simplement hors la loi, sans que la responsabilité des consuls courût aucun risque. (extrait du site http://www.abnihilo.com )
[9] Une belle page synthétique (et claire) de la faculté de Rennes http://www.med.univ-rennes1.fr/resped/cours/pharmaco/placebo.htm
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