La gestion du temps dans l'univers scolaire représente un défi majeur qui cristallise de nombreuses tensions professionnelles. L'enseignant se trouve au carrefour de multiples temporalités : celle des programmes qu'il doit couvrir, celle des apprentissages des élèves qui suivent leur propre rythme, celle des évaluations institutionnelles, et enfin celle de son propre développement professionnel. Cette dernière dimension est souvent perçue comme la variable d'ajustement, le "temps en trop" qu'il faudrait dégager d'un emploi du temps déjà saturé.
Les contraintes institutionnelles renforcent cette perception : l'organisation du temps scolaire répond à des logiques administratives qui échappent largement au contrôle des enseignants. Les emplois du temps sont construits selon des paramètres multiples (disponibilité des salles, répartition des disciplines, temps partiels) qui laissent peu de place à l'aménagement de plages dédiées au développement professionnel. Les programmes scolaires, avec leurs objectifs ambitieux et leur découpage séquentiel précis, exercent une pression temporelle constante. Comment, dans ce contexte, envisager un temps de formation qui ne soit pas vécu comme une contrainte supplémentaire mais comme une ressource au service de l'efficacité pédagogique ?
La perception du temps dans le développement professionnel
La négation du temps comme prétexte
Au Japon, le système des "lesson studies" s'organise très concrètement : chaque mercredi après-midi est dédié à la formation collective. Par exemple, à l'école élémentaire Matsumoto de Tokyo, les enseignants se réunissent de 14h à 17h pour préparer collectivement une séquence d'apprentissage, l'observer en situation réelle, puis l'analyser ensemble. Ce dispositif est rendu possible par une organisation scolaire qui prévoit la libération systématique de ce créneau pour tous les enseignants. Les élèves participent pendant ce temps à des activités périscolaires encadrées par des intervenants extérieurs.
Les systèmes éducatifs innovants
En Finlande, les 104 heures annuelles de développement professionnel se déclinent de manière très structurée. À l'école normale d'Helsinki, par exemple, chaque mardi de 15h à 17h, les enseignants participent à des "learning cafés" thématiques. Ils choisissent parmi différents ateliers celui qui correspond le mieux à leurs besoins : analyse de pratiques filmées, conception de séquences interdisciplinaires, exploration de nouvelles technologies éducatives. En Estonie, l'école Pelgulinna de Tallinn a mis en place un système de rotation où chaque enseignant bénéficie d'une demi-journée par semaine pour observer les classes de ses collègues, participer à des groupes de travail ou suivre des formations en ligne.
La recherche comme levier de transformation
L’efficacité du développement professionnel [1]repose sur cinq dimensions : l'identification précise des besoins des élèves, l'approfondissement des connaissances pédagogiques, l'intégration de la théorie et de la pratique, l'évaluation de l'impact sur les apprentissages et l'engagement professionnel dans une démarche d'enquête continue. En Nouvelle-Zélande, les enseignants consacrent 2 à 3 heures par semaine à des activités réflexives structurées et obtiennent des résultats significativement meilleurs en termes d'apprentissage des élèves. À l'école Te Aro de Wellington, cette approche se traduit par des "inquiry circles" hebdomadaires où les enseignants analysent les productions de leurs élèves et ajustent leurs pratiques en conséquence.
Repenser l'économie du temps de formation
Les modalités flexibles d'apprentissage
La Nouvelle-Zélande a révolutionné son approche du développement professionnel à travers sa plateforme "Virtual Learning Network". À l'école Ao Tawhiti de Christchurch, les enseignants utilisent cette plateforme de manière innovante : ils filment leurs séances difficiles et les partagent avec leurs collègues qui peuvent commenter et suggérer des améliorations de manière asynchrone. Le principe est simple : chaque enseignant s'engage à consacrer 30 minutes par jour, au moment qui lui convient, pour visionner et analyser les pratiques de ses pairs. Les statistiques montrent que 85% des enseignants se connectent entre 16h30 et 18h30, prouvant qu'ils ont trouvé leur propre rythme d'apprentissage professionnel.
La micro-formation et l'apprentissage situé
En Ontario, au collège Saint-Michael de Toronto, le "Teacher Learning Program" s'organise autour de micro-sessions quotidiennes de 20 minutes avant le début des cours. Les enseignants se réunissent en petits groupes disciplinaires pour travailler sur des problématiques spécifiques : l'évaluation formative, la différenciation pédagogique, l'utilisation du numérique. Ce format court mais régulier permet une progression continue sans perturber l'organisation des cours.
La micro-formation et l'apprentissage situé En Espagne, le programme "Escuelas de Éxito" prend une forme particulièrement efficace à l'Instituto Alameda de Osuna à Madrid. Chaque matin, de 8h15 à 8h30, avant l'arrivée des élèves, les enseignants se réunissent en "células de aprendizaje" (cellules d'apprentissage) de 4-5 personnes. Ils travaillent sur des problématiques identifiées la veille : gestion d'un conflit, difficulté d'apprentissage spécifique, nouvelle approche pédagogique à tester. Ces quinze minutes quotidiennes, systématisées et protégées, représentent sur l'année l'équivalent de huit journées complètes de formation.
L'individualisation des parcours
Les recherches de Dylan Wiliam (2016) démontrent que l'efficacité du développement professionnel est maximale lorsqu'il répond aux besoins spécifiques de chaque enseignant. En France, l'académie de Créteil expérimente depuis 2018 un dispositif de "formation négociée" où chaque enseignant co-construit son parcours de formation avec un accompagnateur dédié.
En France, dans une 'expérimentation menée à l'académie de Créteil depuis 2018 au collège Gustave Flaubert, chaque enseignant dispose d'un "carnet de développement professionnel" numérique où il consigne ses besoins, ses objectifs et ses progrès. Un accompagnateur dédié le rencontre une fois par mois pendant 45 minutes pour faire le point et ajuster le parcours. Ces rendez-vous sont intégrés dans l'emploi du temps grâce à un système de remplacement tournant entre les enseignants de la même discipline.
Les modalités flexibles d'apprentissage
En Écosse, l'école primaire St Andrew's d'Édimbourg a mis en place un système de "buddy teaching" où chaque enseignant est jumelé avec un collègue. Ils disposent d'une période libre commune de 90 minutes par semaine, rendue possible par une réorganisation des temps d'activités physiques et artistiques. Durant ces moments, ils planifient ensemble, observent mutuellement leurs classes ou participent à des formations en ligne proposées par le Scottish College for Educational Leadership.
Dans l'Ontario, grâce au "Teacher Learning and Leadership Program", à l'école secondaire Northern de Toronto, les enseignants bénéficient d'un système de "coaching express" : des formateurs spécialisés sont disponibles pendant les pauses déjeuner pour des sessions de 20 minutes ciblées sur un besoin spécifique. Ces interventions courtes mais fréquentes permettent de maintenir une dynamique de développement professionnel sans perturber le rythme des cours.
Les conditions de réussite du développement professionnel
La culture de la collaboration
La culture de la collaboration Au Japon, le système des "kounai-ken" prend une dimension particulièrement aboutie à l'école élémentaire Sakura de Kyoto. Chaque mercredi après-midi, pendant deux heures, les enseignants se réunissent par niveau. La première heure est consacrée à l'observation d'une leçon donnée par l'un d'entre eux, la seconde à son analyse collective. La particularité de ce dispositif réside dans sa régularité et sa systématisation : ce n'est pas une option mais une composante intégrante du service des enseignants.
En Finlande, à l'école normale d'Helsinki, les "tutor teachers" disposent de trois heures hebdomadaires dédiées à l'accompagnement de leurs collègues. Ces heures sont réparties sur la semaine en fonction des besoins : observation de classe, co-enseignement, analyse de pratiques. Ce système repose sur une organisation du temps scolaire qui prévoit des plages de concertation communes entre tuteurs et enseignants accompagnés.
L'accompagnement institutionnel
En Nouvelle-Zélande, le "Teaching Council" accorde des crédits professionnels aux enseignants qui s'engagent dans des démarches de recherche-action, reconnaissant ainsi officiellement leur investissement dans leur développement professionnel.
En Estonie, le "competence center" de Tartu propose aux établissements scolaires un catalogue de formations "à la carte" qui peuvent être organisées directement dans les écoles, aux horaires qui conviennent aux équipes :, l'école Raatuse a choisi de raccourcir légèrement chaque journée pour libérer un créneau de formation hebdomadaire le vendredi après-midi.
La posture réflexive
La question du temps dans le développement professionnel des enseignants n'est pas tant une question de volume horaire que d'organisation et de culture professionnelle. Les exemples internationaux prouvent qu'il est possible d'intégrer le développement professionnel dans le quotidien des enseignants, à condition de repenser nos modèles traditionnels de formation et d'accompagnement.
Michael Fullan[2] insiste sur l'importance de développer une posture d'enquête continue. Les travaux d'Andy Hargreaves montrent que les enseignants qui adoptent cette posture réflexive obtiennent de meilleurs résultats en termes d'apprentissage des élèves, indépendamment du temps consacré à la formation formelle.
À Auckland, en Nouvelle-Zélande, l'école secondaire Mount Albert Grammar School a développé un système original de "reflection time". Chaque enseignant dispose d'une période libre de 45 minutes par semaine, positionnée dans son emploi du temps, dédiée à l'analyse de sa pratique. Cette réflexion est guidée par un protocole précis, développé par Helen Timperley, qui structure l'observation et l'analyse des impacts sur les apprentissages des élèves.
Conclusion
La contrainte temporelle du développement professionnel des enseignants n'est pas une fatalité mais un défi organisationnel qui peut être relevé de multiples façons. Les exemples internationaux démontrent qu'il existe des solutions variées et adaptables aux différents contextes. La clé réside dans trois éléments fondamentaux : une organisation du temps scolaire repensée pour intégrer structurellement les temps de développement professionnel, une diversification des modalités d'apprentissage permettant de s'adapter aux contraintes individuelles, et une culture professionnelle qui valorise l'apprentissage continu comme composante essentielle du métier d'enseignant.
Ce n'est pas la quantité de temps consacré au développement professionnel qui est déterminante, mais la régularité et la qualité de l'engagement dans ce processus. Comme le souligne François Muller, "le temps de la formation n'est pas un temps volé à l'enseignement, mais un investissement dans la qualité des apprentissages des élèves."
La solution ne réside donc pas dans la recherche d'un temps supplémentaire hypothétique, mais dans une réorganisation intelligente du temps existant, soutenue par une volonté institutionnelle forte et des dispositifs adaptés aux réalités du terrain. Les exemples présentés montrent que cette transformation est possible, à condition d'en faire une priorité collective et non une responsabilité individuelle.
[1] Helen Timperley ,"Teacher Professional Learning and Development" (2008)
[2] dans "Professional Capital" (2012)
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