https://open.spotify.com/episode/0OUW6F91vN9vKtjhWK6REc?si=MMbmcOZDTDS6KIOJh1ZSYg
top of page

Clinamen ou la référence à l’Ancien pour penser le Moderne



Il y a longtemps que les hommes se préoccupent du changement et se querellent à son propos. Parménide, il y a vingt-six siècles déjà soutenait l’immuabilité de l’être. Mais s’opposant à lui, Héraclite d’Ephèse dans ses fragments assura que rien n’est fixe, et distinct, et que « tout devient par discorde et par nécessité. » (fragment 80[1]).. Le soleil est « chaque jour nouveau », le jeu « se repose en changeant » (84a) ; « « le froid devient chaud, le chaud devient froid, le mouillé devient sec, l’aride devient humide. » (126)


Au travers des métamorphoses, une unité dans le mouvement paraît : « la nature aime à se cacher. » (123) et la nature est feu et eau ou mouvement qui sauvegardent l’identité dans les diversités.  Plus précisément, panta rei, « tout s’écoule », lui prête-t-on, et lui déclare que « ceux qui descendent aux mêmes fleuves, des eaux toujours nouvelles les baignent. » (12). Tout devient tout, et chaque chose contient en elle ce qui la nie : la loi du devenir serait celle de l’identité successive des contraires. « Ils ne savent pas comment le discordant s’accorde avec soi-même ; accord de tensions inverses, comme dans l’arc et la lyre. » (51)


Et il précise : « le conflit est père de toutes choses et roi de toutes choses ; dans les uns, il révèle des dieux, dans les autres des hommes, des uns il fait des esclaves, des autres des hommes libres. » (53) Cette dialectique de balancement et de la volte brusque, cette invocation de flux irrépressibles qui fait « qu’on ne peut descendre deux fois dans le même fleuve » (91) durent gêner beaucoup d’esprits soucieux de stabilité : Héraclite fut appelé « l’obscur ». Qu’en penseriez-vous ?


Au premier siècle de notre ère, un second Héraclite, évoquant son prédécesseur prit la défense des allégories d’Homère dont il justifiait les réalismes ontologiques : « n’a-t-il pas très justement nommé l’élément liquide Océan, mot qui vient de « couleur verte », et fait de cet Océan la source et l’origine de toutes choses » . La « course errante » d’Ulysse, l’Odyssée, est la forme de l’existence. Et les éléments eux-mêmes ne sont pas indifférents et inertes, mais mouvants et « unis comme des parents », sortis de Chronos, le Temps, et de Rhéa, l’Evolution : « le Temps est père de toute chose et il est absolument impossible qu’un être quelconque vienne à l’existence sans le temps. Voilà pourquoi il est la souche des quatre éléments. Pour mère, le poète leur assigna Rhéa, puisqu’une sorte d’écoulement et de mouvement sans fin est la loi du monde. ». 


Même la terre bouge. En cette vision frissonnante et liquide des choses, le poète du « cimetière marin », Paul Valéry,  et celui de la deuxième grande Ode, Paul Claudel,  auraient pu se réconcilier devant les mortelles civilisations. Héraclite donnait le chant du cygne.


Aux évolutionnaires reconnaissants

Proche de nous, Bergson avait incité à associer « la pensée et le mouvant » : « De quel droit met-on l’inerte d’abord », interrogeait-il. Il avait dénoncé des tentations fixistes de l’intelligence : « notre faculté normale de connaître est donc essentiellement une puissance d’extraire ce qu’il y a de stabilité et de régularité dans le flux du réel. » Et il avait entrepris de décrire « l’évolution créatrice » : «  la vie est évolution… Ce qui est réel, c’est le changement continuel de forme : la forme n’est qu’un instantané pris sur une transition. » Bergson alerta, séduisit, indigna puis dépita. Et il fut trop facilement mis à l’index puis en disgrâce : pour une limpidité de style et de cœur qui parut suspecte.


Par ces exemples et d’autres, on pourrait prétendre que les « évolutionnaires », tous ceux qui cherchent à nous convaincre de céder à la grâce du mouvement et du devenir, obscure ou légère, ne sont guère écoutés. Ils scandalisent facilement : pour leurs comptes divers, Einstein, Teilhard de Chardin, comme Bergson, en firent l’expérience. Jadis, Galilée… Cependant que de leur côté, les « révolutionnaires » se dénoncent, se divisent, s’usent par des indignations réciproques et se neutralisent de plus en plus naturellement : comme s’ils craignaient à leur tour le changement qu’ils invoquent et dont ils se montrent trop habituellement déçus.


Il faut croire que nous n’arrivons pas à consentir  de plein gré à la mouvance incessante des réalités et des situations : non seulement les mutations, mais les changements les plus simples nous éprouvent, abstraction faite de nos idéologies. On parle fréquemment de résistance au changement ; et les hésitations ou les appréhensions que des modifications ou des réformes provoquent paraissent s’établir dans la forme d’une peur du devenir ou d’un « misonéisme ».


Le clinamen, un écart angulaire peut faire reconsidérer la situation

Alors, comment peut-on conduire le changement dans notre éducation ?

« A la physique de la chute, de la répétition, de l’enchaînement rigoureux se substitue la science créative du hasard et des circonstances », observe Michel Serres dans un ouvrage consacré à Lucrèce[2]. Il en résulte un regard nouveau porté sur le « clinamen », ce très petit écart angulaire qui s’introduit dans les trajectoires des  masses ou dans les flux inertes (apportant comme un « pré calcul infinitésimal » une « fluxion » au sens de Leibniz, assure Serres), et qui néanmoins provoque, selon Lucrèce, par naissance de tourbillons, la structuration, « la formation des choses à partir de la cataracte atomique » [3]

Et le prix Nobel Ilya Prigogine vient consolider de son autorité la position (ou proposition) de Michel Serres, évoquant pour sa part « le trouble qui fait naître les choses ». Il assure à cet effet : « Sans le clinamen, qui vient perturber la chute verticale et permet des rencontres, voire des associations entre atomes jusque là isolés, chacun dans sa chute monotone, aucune nature ne pourrait être créée, car seuls se perpétueraient les enchaînements entre cause et effet équivalents, sous le règne des lois de la fatalité. »


Par ces citations, le lecteur peut être plus sensible à l’évolution des modalités de formation pour les enseignants en France.

Une formation nouvelle n’est pas nécessairement produite, n’en déplaise à beaucoup, par une subversion brusque, une conversion immédiate et massive des modalités anciennes. Elle peut résulter d’une réorientation légère, d’un « clinamen » subtil qui vient perturber à point donné les lourdeurs des centralisations inertes, les « cataractes » d’actions « isolées », les procédures « monotones » d’inculcation assorties dans leur « chute » d’une sensation incessante (et mythique ) d’une « baisse de niveau » justificatrice.


Les mesures quantitatives, inexorablement additives (voir les programmes…) peuvent être réordonnées par des voies qualitatives, provoquant l’échec des « lois de la fatalité ».


Un effort léger, appelant « la science créative du hasard et des circonstances », peut effectivement attirer des rencontres, il vient appeler des associations entre des catégories ou des organismes jusque là séparés dans leurs parcours (ou chutes) parallèles ; il peut induire des localisations régionales, équilibrant des réflexes centralisateurs ; il annoncerait une « synergie » nécessaire entre des efforts jusque là dispersés et disjoints ou disproportionnés aux objectifs à atteindre ; il engendre des structurations.


extrait de



 [1] Héraclite d'Ephèse, Philosophe grec VI e  siècle av. J.-C. ou Héraclite l'Obscur.. Cet homme n'a été le disciple d'aucun maître et s'est éduqué tout seul. Il peut, toutefois, être rattaché à l'école des Milésiens.  Seuls cent trente fragments de son œuvre De la nature  nous sont parvenus, en outre à travers les citations sous forme d'aphorismes ambigus qu'en ont faites les compilateurs et les philosophes de l'Antiquité; 

[2] La naissance de la physique dans le texte de Lucrèce. Fleuves et turbulences, éd. de Minuit, 1977

[3] Clinamen, infime changement dans un monde si parfait, si ordonné et si prévisible qu'il reste stérile. De la légère déviation d'une trajectoire trop rectiligne vinrent rencontres, créations, grouillement de la vie et des idées et tous les possibles.

Pour les épicuriens, l'univers était constitué d'atomes aux trajectoires verticales et parallèles. Dans cette conception du monde, jamais rien n'aurait été créé, s'il n'y avait une déclinaison (ou clinamen) dans le mouvement des atomes, permettant la rencontre de ceux-ci, et par suite l'existence de toute chose. C'est sur l'existence de cette infime modification de la trajectoire des atomes que se fondent à la fois toute création et la possibilité pour tout être humain d'être libre.

Les doctrines d'Épicure nous sont parvenues au travers des travaux de ses disciples (notamment Lucrèce), seuls quelques fragments des écrits d'Épicure ayant été retrouvés.

 

“Les atomes descendent bien en droite ligne dans le vide, entraînés par leur pesanteur; mais il leur arrive, on ne saurait dire où ni quand, de s'écarter un peu de la verticale, si peu qu'à peine peut-on parler de déclinaison. Sans cet écart, tous, comme des gouttes de pluie, ne cesseraient de tomber à travers le vide immense; il n'y aurait point lieu à rencontres, à chocs, et jamais la nature n'eût pu rien créer.”

 Ce mouvement spontané n'implique pas une délibération consciente, il est une sorte de liberté mécanique. La déclinaison des atomes est le fondement cosmique de la possibilité pour l'être humain d'être libre. Ainsi, l'acte volontaire est une des conséquences de la déclinaison des atomes constituant l'esprit. Une déclinaison qui fonde notre libre-arbitre sur une théorie matérialiste et non métaphysique.

 

[4] André de Peretti, Pour une formation nouvelle des enseignants, in European Journal of Teacher Education, vol.6, n°3, 1983, p.215 sq.

 

En savoir plus

L'Épicurisme, par Jean Brun, Presse Universitaire de France, collection Que Sais-je? n°810.

De la Nature, par Lucrèce, Éditions Garnier-Flammarion (dont sont extraites les citations, traduction de Henri Clouard).


La musique du jour



 

 
Allégories propices à la démarche enseignante
  • La métaphore du colibri ou l’élégance en vue d’ajuster sa présence/distance aux élèves

  • Un animal emblématique pour les enseignants incitant à  user de la « ruse » en classe

  • Le paradoxe d’Abraham ou l’hospitalité nécessaire

  • L’âge et les illusions ou la confiance nécessaire dans la vie et pour l’enseignement

  • Les chastes conseils de la chouette  alias simples conseils pour bien débuter

  • Intermède en apnée, La cabine d’ascenseur

Imageries institutionnelles sur l’éducation
  • La fable des animaux républicains au regard de  l’injustice des « instructions » identiques

  • Apologue de la forêt ou « demandez le programme »

  • Edifiante histoire de la mésange couturière illustrant les périls de l’excellence en excès

  • Mythe du commandement  rappelant l’habilité et la  subtilité de la marine anglaise

  • Le mythe d’Œdipe et du Sphinx alertant sur les risques d’inerties et d’enfermement dans les institutions


Intermède méridional : Oui, roulons les R ! …

« Gestes »  de l’enseignement
  • Métonymie du maître étalon,  ou la mesure scolaire mises en questions

  • Mirages et corrections au cœur des  épreuves, corrections, probations et mirages

  • L’équilibrisme de la formation  organisant la complémentarité entre physique et mental en formation

  • La petite fille Critique ou Vertus et Vices de la Contestation

  • Apologue des deux nigauds ou la dénonciation du  discours convenu sur l’éducation


Intermède suspensif entre Damoclès et Gribouille

Petit bestiaire de la relation à autrui
  • Parabole des porcs-épics interrogeant sur la maîtrise sociale des énergies individuelles

  • La louve et l’enfant ou l’incitation à la confiance qui soigne et qui libère

  • Le rat de ville, le rat des champs : sur l’effet redoutable des environnements et des influences

  • Le limaçon et la tortue ou le « délire à deux »

  • Les chevaux et la chance ou la chance de l’inversion des chances et des malchances


Intermède rogérien, Le dérapage contrôlé


Saga psycho-sociologique du « monde » de l’Education
  • Mythe et match ou l’Ecole et ses « buts »

  • Allégorie de sa source refoulée :  les risques de ne plus être soi-même pour convenir au regard d’autrui

  • La métaphore de l’écluse explicitant la relation à autrui

  • Le sortilège de  l’effet Bunuel, ou la petite métaphore de l’auto-enfermement qui nous menace, pas seulement au cinéma

  • Ecrit , écran, écrou, écru sur des supports et de l’étymologie


Comments


bottom of page